- KUBRICK (S.)
- KUBRICK (S.)Un mélange de grotesque, qui peut aller jusqu’au cauchemar, et de dérision plus subtile, plus satirique, tel a été d’abord le trait le plus manifeste des préoccupations du cinéaste Stanley Kubrick. Esprit versatile et paradoxal, de tendance progressiste mais hanté par le pessimisme quant à la «bonté» de la nature humaine, il a pratiqué un cinéma presque confidentiel avant de se trouver hissé à la célébrité internationale avec 2001: A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’espace ), qui est à la fois le film de science-fiction le plus adulte tourné à ce jour et un chef-d’œuvre de photographie. Le style de Kubrick, où des tentations baroques corrigent une feinte objectivité, et où un «tape-à-l’œil» soigneusement dosé sert à faire passer des messages volontiers expérimentaux, fait de lui l’un des cinéastes actuels les plus originaux, dont l’indépendance de caractère a su s’appuyer sur une remarquable organisation financière.Des débuts difficilesNé le 26 juillet 1928 à New York, dans le quartier populaire du Bronx, Stanley Kubrick a d’abord été journaliste, notamment pour le magazine Life . Très tôt passionné de photo, il tourne avant 1953 des courts métrages d’amateur, puis «fait la quête» autour de lui et rassemble 50 000 dollars pour produire son premier vrai film, joué par des acteurs amis. Il en est aussi le scénariste, le photographe et le monteur: le film ne trouvera pas de distributeur et l’argent sera perdu. Nullement découragé, Kubrick réitère l’exploit et réussit à faire distribuer par United Artists un premier long métrage dont le personnage principal est un tueur névropathe, Killer’s Kiss (Le Baiser du tueur ), puis il met en scène The Killing (L’Ultime Razzia ).Cette histoire de hold-up sur un champ de courses relève de la tradition du thriller, jusque dans le vœu du personnage central: retrouver la prairie de son enfance où l’attendent... des chevaux.L’action est riche en détails incongrus: on abat un pur-sang en pleine course pour détourner l’attention avant le hold-up, les gangsters portent des masques de carnaval. La mise en scène est très influencée, dans ses accès de violence, par celle de Robert Aldrich ; mais Kubrick s’inspire aussi de cinéastes européens (longs travellings suivant les acteurs comme chez Max Ophüls, plans importants réservés à des temps d’accalmie dans l’action, comme chez Rossellini).Le film bénéficie d’un certain succès, auprès du public comme de la critique. C’est alors que Kirk Douglas, acteur en pleine ascension, accepte de s’associer au producteur et ami de Kubrick, James Harris, pour «monter» un film antimilitariste, Paths of Glory (1957, Les Sentiers de la gloire ), qui sera mis en scène par Kubrick (et joué par Douglas). Le tournage a lieu à Munich, dans le but de reconstituer un minimun d’atmosphère européenne. Il s’agit en effet d’une évocation (romancée) des «fusillés pour l’exemple» sur le front français, en 1917.Prudemment, les distributeurs présentèrent d’abord le film à Bruxelles: d’anciens combattants français n’en provoquèrent pas moins des incidents, et United Artists renonça à sortir le film en France (on était en pleine guerre d’Algérie). Il n’a été projeté à Paris qu’en 1972. Ce qui frappe dans cette œuvre, bien plus que l’ironie du constat (le général qui ordonne les fusillades sera pris au piège de son machiavélisme, l’un des condamnés est tiré à la courte paille) ou que le message humanitaire dont la force n’exclut pas un certain flou, c’est la maîtrise dont Kubrick fait preuve tant dans la description d’une attaque absurde et meurtrière que dans celle d’un procès hideusement vide de sens, voire dans celle, encore plus périlleuse, de l’exécution. Il y a là, outre un parfait contrôle des interprètes, excellents mais enclins au cabotinage, une géométrisation du meilleur aloi.Une autre expérience de Kubrick avec Kirk Douglas sera moins heureuse. Ayant dû renoncer à un projet avec Marlon Brando (on juge de l’ambition croissante du cinéaste), il accepte de remplacer, sur le tournage de Spartacus , Anthony Mann qui s’est brouillé avec la vedette-producteur. Le résultat sera un film remarquable, qui contient de splendides morceaux et de grands numéros d’acteurs sur un sujet passionnant, mais souvent impersonnel: Spartacus doit ses qualités à l’omniprésence de l’équipe rassemblée par Douglas (et au scénario de Dalton Trumbo) bien plus qu’à Kubrick (qui affectera de renier le film).L’installation en Europe et l’épanouissementComme pour retrouver les ambiguïtés qui lui sont chères en s’éloignant de Hollywood, le cinéaste entreprend en Grande-Bretagne une adaptation alors jugée audacieuse: celle de Lolita (le roman de Nabokov est encore plus ou moins interdit dans nombre d’États américains). Le film ne cherche pas à rivaliser avec le style (ni même avec les évocations) du romancier. À la peinture d’une Amérique à la fois puritaine et hypersexualisée, il substitue celle d’une frénésie énigmatique. Cette frénésie habite le personnage de Quilty: entre lui et Humbert-Humbert, le narrateur, Lolita est moins une héroïne provocante que l’enjeu d’un duel sans règle. On songe, devant ce film (dont Nabokov assura lui-même l’adaptation), au théâtre de l’absurde plus qu’à la description d’une fixation érotique. En outre, les interprètes, James Mason (Humbert-Humbert) et Peter Sellers (Quilty) qui, à cette occasion, échappe pour la première fois à une longue routine de comédie anglaise traditionnelle et prélude à ses meilleurs rôles, sont excellents.C’est à cette époque que Kubrick décide d’installer à Londres son quartier général. Il met bientôt en scène son premier film ouvertement personnel, adaptation d’un roman sans intérêt dont il bouleverse et approfondit les données. De ce film, Dr. Strangelove (Docteur Folamour ), le sous-titre («Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe») donne le sujet et le ton. C’est une farce pacifiste située dans un avenir à peine lointain. Tandis que Russes et Américains, également ridicules, mènent le ballet habituel des chantages diplomatiques, un général fou et quelques comparses s’apprêtent à déclencher la guerre atomique à la première alerte: le général (un Yankee) est persuadé que les Russes ne cherchent qu’à capter la force sexuelle des mâles de la terre entière. De son fauteuil roulant, un ex-nazi, «récupéré» par les États-Unis, conduit leur politique étrangère à coup de vaticinations sur le «devenir de l’espèce», mais ne peut de temps à autre empêcher son seul bras valide de faire le salut hitlérien. La sottise intrinsèque de la course aux armements est rageusement dénoncée, ainsi que les contradictions de la technologie: d’insignifiants gadgets prennent une importance énorme, et la bombe nucléaire s’envole à la fin vers sa cible par suite d’une erreur. Tous les personnages portent des noms puérils («Mandrake») ou des sobriquets insultants (le général fou s’appelle «Jack l’Éventreur»). Sans remédier entièrement à la dispersion un peu gênante de l’action, Peter Sellers interprète trois rôles: l’inquiétant Dr. Strangelove, un officier de bonne volonté mais d’esprit assez lent, et enfin le président, une ganache surnommée «Muffley» (mot obscène). Le film connut un réel succès en Europe et même, dans une moindre mesure, aux États-Unis; Kubrick a maintenant sa pleine autonomie créatrice. On observe, d’autre part, dans Dr. Strangelove , un travail de stylisation visuelle d’autant plus notable qu’il ne se réduit pas aux personnages (tous plus ou moins des pantins menés par ce pantin qu’est lui-même devenu l’ex-nazi) et qu’il s’applique à des décors abstraits (notamment une salle des cartes au grand quartier général de Washington). Ce même travail va se retrouver, amplifié et magnifié, dans 2001: A Space Odyssey.Il s’agit ici d’un sujet original concocté par Kubrick à partir d’un récit d’Arthur C. Clarke, éminent astronome et connaisseur de l’astronautique, qui, selon un processus fréquent dans le monde anglo-saxon, ne dédaigne pas de rédiger des nouvelles de science-fiction. Il participera d’ailleurs étroitement à la conception et à la préparation du film. Préparation énorme et tournage minutieux, qui demanderont quelque trois ans pour être menés à bien. L’ambition de l’œuvre est en effet sans limites: il s’agit d’embrasser l’histoire humaine, à partir d’un objet volant, qui n’est pas une «soucoupe», mais une plaque monolithique flottant dans l’espace. Cet objet n’a pas de pouvoir défini (bien qu’il rappelle certains objets analogues de Lovecraft): il est le symbole intangible et inaccessible de quelque chose d’inconnu. Son passage marque d’abord la mutation des singes de la préhistoire en hommes: c’est le prologue du film. Puis (nous sommes au seuil du XXIe siècle) il perturbe la compétition amicale des Américains et des Russes pour l’exploitation quasi commerciale de l’espace, déjà conquis (le film est sorti juste avant les premiers pas réels de l’homme sur la Lune). Délaissant le rythme coutumier de leurs stations sur orbite, des astronautes remarquent sur notre satellite naturel les traces d’une autre civilisation (?), traces liées au passage du monolithe.Pour en savoir davantage, une mission est envoyé vers Jupiter. Un seul de ses membres échappe à la logique meurtrière de l’«ordinateur» ou «cerveau électronique», qu’il déconnecte délibérément pour sa propre sauvegarde (le dialogue entre l’homme et la machine agonisante est une trouvaille stupéfiante par son audace). Le cosmonaute «atterrit» enfin (non sans un choc violent) en un lieu mystérieux: il y voit vivre un vieillard qui semble sorti (comme son ameublement) du XVIIIe siècle (siècle des Lumières, qui fascine et inquiète à la fois Kubrick). À cette évocation de «l’Éternel Retour», le cinéaste oppose pour finir un nouveau passage du monolithe, et à la figure du vieillard, celle d’un embryon humain géant, sorte de mutant qui, dans sa coque translucide, plane en quelque galaxie (la nôtre?).Le film doit beaucoup de sa réussite à sa division en chapitres ou segments égaux, qui lui confère un rythme ample, à la mesure des grands problèmes qu’il évoque. Il n’y a presque pas d’effets visuels excessifs (sauf un court passage de coulées d’encre filtrées et accélérées). L’étrangeté naît du contraste entre la vie finalement prosaïque, routinière des personnages, et la splendeur du cosmos qui les environne. Elle naît aussi du spectacle de la perfection technique fonctionnant comme une entité autonome (stations s’arrimant l’une à l’autre, couloirs immenses du «cerveau»...), et, enfin, de la manière dont est rendue présente la double possibilité évoquée par Arthur C. Clarke: «Parfois je pense que nous sommes seuls dans l’Univers et parfois je pense que non, et cette double possibilité me fait chanceler.» Le film oscille entre un penchant à l’humour (les savants sont soupçonneux les uns envers les autres, tout en menant une existence entièrement programmée; Kubrick fait graviter les stations au rythme du Beau Danube bleu ...) et une tendance au mysticisme (plus modéré toutefois que celui qui s’est épanoui depuis dans Rencontres du troisième type , de Steven Spielberg).En définitive, il doit son impact à sa visualisation extrême (le dialogue y est purement fonctionnel, à l’exception de quelques traits anecdotiques), et Kubrick assure que ce sont les enfants qui ont fait le succès d’un film pourtant destiné aux adultes.Autre anticipation de quelques dizaines d’années, A Clockwork Orange (Orange mécanique ) s’inspire d’un roman d’Anthony Burgess. Cette fois, la verve du cinéaste s’attaque au public lui-même, et il semblerait que le triomphe, mêlé de scandale, rencontré par le film repose sur un malentendu. Les métamorphoses du héros sont en effet entièrement commandées par l’arbitraire cinématographique; le cadre de ses évolutions est un rappel de tous les thèmes traités par Kubrick (il y a des mannequins comme dans Killer’s Kiss , des nymphettes comme dans Lolita , la musique joue un rôle aussi important que dans 2001: A Space Odyssey , les institutions sont aussi dérisoires et nauséeuses que dans Dr. Strangelove ). Par-dessus tout, Kubrick fait intervenir des personnages qui commentent l’action, généralement pour la persifler et se moquer indirectement du spectateur candide. L’intrigue (où l’on peut voir une dénonciation de la violence) est linéaire: le protagoniste, qui est aussi le narrateur, dirige un gang d’adolescents minables, voués à la cruauté gratuite et au viol. Sa seule passion est Beethoven. Trahi par ses complices, emprisonné, il accepte de servir de cobaye à une expérience de «traitement bonifiant», dit «traitement Ludovico» (Ludwig!). Devenu vertueux par réflexe conditionné, il tombe peu après sa libération aux mains de l’opposition qui va l’employer contre le gouvernement, mais celui-ci intervient et le «guérit» en sens inverse.De cette histoire qui ne paraissait guère engageante, Kubrick a tiré une farce amère, aux effets visuels discutables, mais qui vaut par l’application d’un principe plastique récurrent: la figure du cercle, qui prédomine tant dans la structure narrative que dans les innombrables accessoires futuristes du décor. En outre A Clockwork Orange révèle crûment chez son auteur une tendance, jusque-là toujours présente mais latente, à unir étroitement la sexualité et la mort.Enfin, le regard critique porté par le narrateur (si peu sympathique qu’il soit) sur le cinéma, lors des séances de «bonification» où l’on juge de sa conversion à sa non-violence, implique de la part de Kubrick une réflexion nouvelle sur son art et sur ses limites. Notre croyance coutumière est battue en brèche par cette phrase du héros (inventée par Kubrick): «C’est drôle comme les couleurs du monde comme qui dit réel ne semblent réellement réelles que quand on les voit sur l’écran.» Le public qui s’exclame à telle scène de violence ou d’érotisme est pris au piège de son propre intérêt, puisque ces scènes sont, à l’intérieur du film, données pour irréelles. Cela a été calculé, évidemment, par le cinéaste.Comme s’il avait opéré à cette occasion une sorte de catharsis (et aussi faute de pouvoir entreprendre après 2001 un Napoléon qui en eût été le pendant «dans le passé»), Kubrick est revenu pour Barry Lyndon à une narration plus traditionnelle, d’après un roman d’éducation de Thackeray, situé au XVIIIe siècle. Narration picaresque, aux incidents souvent prévisibles. Un intéressant travail sur la couleur attribue l’orangé des éclairages à la bougie à toutes les séquences (et à elles seules) mettant en jeu l’intégrité morale du héros, lorsqu’il ressent de façon subjective cette intégrité en péril. Au reste, Barry Lyndon est le frère des personnages favoris de Kubrick: son ambition, son refus de l’injustice, son goût de l’aventure entrent en conflit permanent avec l’étroitesse des préjugés, le vieillissement et le refroidissement des sentiments. Le pessimisme de Kubrick s’exprime ici plus radicalement qu’ailleurs (le film se clôt sur l’épitaphe collective des «gens» de cette «lointaine époque»), mais aussi sur un ton feutré: nuances roses des drapeaux, verdoyants paysages d’Irlande et d’Allemagne, mobilier rococo. L’échec commercial retentissant (et inattendu) de Barry Lyndon oblige ensuite Kubrick à se rabattre sur un genre qu’il méprise: le «surnaturel». Le résultat, Shining , est un film extrêmement inégal, où de grandes trouvailles de mise en scène se heurtent à des laideurs peut-être calculées mais insupportables: Shining serait-il l’aveu rageur de sa propre «difficulté d’être»?
Encyclopédie Universelle. 2012.